mercredi 4 février 2015

Baptême





          

collage


Au premier regard, les mots qui se détachent ici sur un fond fleuri et printanier sont illisibles et incompréhensibles. Puis, en regardant mieux, en visualisant chaque lettre de manière individuelle au milieu de ce fouillis typographique, on déchiffre des mots bruts, sans espace ni ponctuation : « l'intello », « la no-life », « la vieille », « la fayote », « la Rangers », « la surdouée ».
    Ce sont les surnoms dont m'ont affublée mes camarades, à l'époque où j'étais en collège.
Dans cette production, je témoigne de la douleur sourde et silencieuse, honteuse et ravalée, que peut ressentir un enfant rejeté par un environnement qui lui est cruel et hostile.
Et ce à travers la brutalité et la stupidité des termes employés par les camarades en question. A l'époque, jamais je ne me suis défendue ou insurgée contre ces surnoms qui m'étaient attribués. J'acceptais ma condition de bouc-émissaire muet et soumis, et surtout, apeuré, honteux de se démarquer des autres d'une manière aussi peu glorieuse.
C'est pourquoi ici, les lettres se fondent dans le décor. Dans un cas aussi banal et universel que le mien à cette époque, la souffrance se fond dans le paysage du quotidien, la victime se mure dans le silence, car en parler serait encore plus honteux et vain que la situation en elle-même. La violence que je subissais n'était que verbale, étouffée, implicite, et donc, impunie. Une violence douce en quelques sortes, dénuée de tout aspect sensationnel et sanglant.

    J'enjolivais la situation, la fantasmais, me disant que ces personnes étaient simplement jalouses et envieuses de ce que j'étais. Je m'auto-persuadais que c'était « pour rire » que l'on m'appelait par ces noms-là. Et effectivement, la frontière entre plaisanterie et moquerie teintée de haine était très floue. C'est pourquoi ici, les mots se perdent dans un fond coloré, kitsch et presque ridicule. J'essayais de les contextualiser de cette façon. Me convaincant qu'ils n'étaient qu'au second degré.

    Je m'interroge également sur le sens de chacun des ces sobriquets. Globalement, ce que ces attaques ciblaient était mon niveau scolaire. J'avais le malheur d'avoir de bonnes notes (j'étais donc une « intello », une « fayote » et une « surdouée »), et, paraît-il, cela était dû au fait que je ne regardais pas la télé et que je n'avais pas de téléphone portable (ce qui faisait de moi une « no-life »).
D'autre part, j'avais des goûts qui n'étaient pas conformes à ceux des enfants de mon âge, j'écoutais les Beatles (j'étais donc une « vieille ») et, cerise sur le gâteau, un jour j'ai eu l'audace de venir à l'école avec des Kickers aux pieds (« eh, la Rangers, tu t'es cru à un commando militaire ?»).

    Cette thématique du rejet et l'acharnement sur une victime m'intéresse d'autant plus que, depuis mon arrivée en école d'art, j'ai le sentiment que nombre des étudiants qui choisissent cette voie sont passés par cette phase douloureuse et traumatisante. Un moment de leur vie où la communauté à laquelle ils appartenaient, ou tentaient d'appartenir, les a mis sur le banc de touche.
On peut donc se demander si les gens qui ont ressenti cela à un moment de leur vie ne développent pas une créativité, une sensibilité un peu hors-norme, qui leur tient lieu d'échappatoire en attendant de sortir de cette spirale infernale que sont toutes ces formes de harcèlement scolaire (ou extra-scolaire).